La décolonisation des musées est un processus fondamental de remise en question du modèle occidental de musée et de ses fondements historiques, souvent liés à l’expansion coloniale et à une vision eurocentrée du monde (Pauron, 2023), (Pinoja, 2023), (Faucourt, 2024). Françoise Vergès dans l’entretien à Pauron (2023) décrit le musée occidental comme un lieu « tragique pour les peuples » et une « arme idéologique », soulignant que ce modèle s’est imposé au monde entier. Ce processus vise à transformer les musées pour qu’ils deviennent des espaces plus équitables, inclusifs et respectueux des diverses cultures et histoires, en particulier celles des peuples autochtones et des communautés marginalisées (Franco, 2019).
Plusieurs aspects clés caractérisent la décolonisation des musées :
- La restitution des œuvres et des restes humains : C’est une revendication centrale des pays et des communautés dont le patrimoine a été pillé durant la période coloniale (Bousquent, 1996), (Pauron, 2023), (Pinoja, 2023). Françoise Vergès qualifie même les musées européens de « dépôts de voleurs » et de « vastes tombes » pour les restes humains non sépulturés (Pauron, 2023). Le cas du masque sacré Haudenosaunee restitué par le Musée Ethnographique de Genève illustre ce processus (Pinoja, 2023).
- La critique du musée « universel » et de l’eurocentrisme : Le concept de musée « universel » est remis en cause comme étant une invention européenne qui a imposé une vision eurocentrée de l’histoire, où l’Europe se place au centre du récit mondial (Pauron, 2023), (Faucourt, 2024). L’exposition « Une autre histoire du monde » au Mucem tente de dépasser cette perspective en restituant la diversité des points de vue non européens (Faucourt, 2024).
- La reconnaissance et l’inclusion des savoirs et des perspectives autochtones : La décolonisation implique de reconnaître la validité des épistémologies scientifiques des Premiers Peuples et de les intégrer dans les pratiques muséales (Franco, 2019). Cela passe par une implication accrue des individus et des groupes autochtones dans la conception des expositions et l’interprétation des collections (Franco, 2019), (Bousquent, 1996).
- La collaboration et le partenariat avec les communautés autochtones : Les sources soulignent l’importance d’une collaboration étroite entre les musées et les Premiers Peuples dans toutes les sphères muséales, du partage des connaissances à la conception des expositions et à l’accès aux collections (Bousquent, 1996), (Franco, 2019). La mise en place de protocoles d’entente, comme au Musée de la Civilisation au Québec, est un exemple concret de cette démarche (Bousquent, 1996).
- L’émergence et le rôle des musées autochtones : Ces musées, gérés par les communautés elles-mêmes, sont des acteurs clés de la décolonisation. Ils visent à la réappropriation du patrimoine, à la transmission de la culture autochtone et à la définition de leur propre identité (Franco, 2019), (Bousquent, 1996). Ils peuvent être considérés comme des « musées d’identité » qui établissent des frontières ethniques et valorisent l’authenticité de leur culture (Bousquent, 1996).
- La lutte contre les stéréotypes et les représentations négatives : Les musées ont souvent contribué à diffuser des images figées et déshumanisées des Premiers Peuples (Bousquent, 1996). La décolonisation implique un effort conscient pour contrer ces stéréotypes et présenter des représentations justes et contextualisées des cultures autochtones contemporaines (Bousquent, 1996), (Franco, 2019), (Pinoja, 2023).
- La redéfinition de la tradition : Les musées participent à la redéfinition de ce qui constitue la tradition autochtone dans le contexte actuel, en valorisant les savoirs ancestraux et les pratiques contemporaines (Bousquent, 1996), (Franco, 2019). Les musées autochtones peuvent même encourager la réactivation de techniques et de pratiques disparues (Bousquent, 1996).
- La critique du marché de l’art et du mécénat privé : Françoise Vergès soulève les problèmes liés à la marchandisation des artefacts et à l’influence croissante du mécénat privé, qui peuvent éloigner les objets de leur contexte culturel et social d’origine. Elle critique l’« artwashing » et la « philanthrocapitalisation » comme moteurs du mécénat privé (Pauron, 2023).
- L’invention du « post-musée » : Face aux limites du modèle muséal occidental, appelle à inventer un « post-musée », un nouveau modèle qui dépasse les héritages problématiques et explore d’autres voies de présentation et d’engagement avec l’histoire et la culture (Pauron, 2023).
- Le rôle politique et social des musées : La muséologie est envisagée comme un terrain politique et social où se jouent des enjeux de pouvoir, de savoir et d’identité (Franco, 2019), (Bousquent, 1996). Les musées peuvent devenir des lieux de rencontre, de dialogue et de conciliation entre différentes communautés (Bousquent, 1996), (Franco, 2019).
En somme, la décolonisation des musées est un processus complexe et continu qui vise à transformer en profondeur les institutions muséales pour qu’elles reflètent une compréhension plus juste et plurielle de l’histoire et des cultures, en accordant une place centrale aux voix et aux perspectives des peuples autochtones et des communautés historiquement marginalisées (Franco, 2019), (Bousquent, 1996). Ce processus est marqué par des controverses et des résistances, mais il est considéré comme crucial pour le démantèlement des relations inégales héritées du colonialisme (Pinoja, 2023).
Bibliographie :
Bousquent, M.-P. (1996). Visions croisées: Les Amérindiens du Québec entre le Musée de la Civilisation et les musées autochtones. Ethnologie française, 26(3), 520–539. https://www.jstor.org/stable/40989778
Faucourt, C. (2024, décembre). Exposer Une autre histoire du monde au Mucem. Nouveaux récits des écomusées et musées de société, RÉFLEXIONS ISSUES DES RENCONTRES PROFESSIONNELLES DE LA FEMS 2024, 64–66.
Franco, M.-C. (2019). Faire de la recherche en muséologie: Étudier l’histoire des expositions pour comprendre le positionnement du Musée McCord envers les Premiers Peuples. Histoire Québec, 25(3), 35–37. https://www.erudit.org/fr/revues/hq/2019-v25-n3-hq05102/92710ac/
Pauron, M. (2023, avril 3). Françoise Vergès. « Le musée occidental a été tragique pour les peuples »—Entretien. Afrique XXI. https://afriquexxi.info/Francoise-Verges-Le-musee-occidental-a-ete-tragique-pour-les-peuples
Pinoja, L. G. (2023, juin 26). L’art de décoloniser un pays sans colonies. The Conversation. http://theconversation.com/lart-de-decoloniser-un-pays-sans-colonies-200770